Sociocratie

Melanie Rios est professeur de permaculture et directrice exécutive au Lost Valley Center. Elle est également activiste, jardinière, musicienne et a vécu dans une « communauté intentionnelle » pendant 35 ans. Ce terme fait référence à ce que nous appelons en France un écovillage ou encore un habitat groupé.

Diagramme partiel d’une structure organisationnelle sociocratique au Lost Valley Center. Le « water circle » (cercle de l’eau) était un cercle temporaire qui a depuis été dissout. Les flèches représentent les personnes qui sont représentants d’un cercle vers l’autre cercle.

  • Auteur de l’article : Melanie Rios
  • Publié dans Communities Magazine, numéro 153
  • Traduit de l’américain par Matthias Delobel pour le Centre Français de Sociocratie

En 2008, Lost Valley a abandonné la prise de décision par consensus alors en vigueur au sein du groupe des habitants, pour passer à un modèle hiérarchique. Cette organisation (une association à but non lucratif gérant un centre d’éducation et de conférences de 35 hectares, dédié à la permaculture, près de Dexter dans l’Oregon) espérait devenir solvable économiquement grâce à ce changement, mais elle a continué à avoir des difficultés financières. Deux ans plus tard, ayant un couteau sous la gorge sur le plan économique, nous avons commencé à intégrer les approches de gouvernance pyramidale et horizontale en adoptant un système appelé sociocratie, dont j’avais entendu parler lors d’un atelier animé par John Schinnerer à la Northwest Permaculture Convergence. Voici comment notre conversion à un système de gouvernance sociocratique à Lost Valley peut être décrite comme une forme de permaculture sociale qui a permis à notre communauté, fondée il y a 21 ans, d’être florissante à la fois socialement et économiquement.

Observer avant d’interpréter et d’interagir

Le premier principe de la permaculture est l’observation. Dans le monde visible, par exemple, on conseille d’observer les cours d’eau et autres caractéristiques d’un terrain nouvellement acquis pendant au moins un an avant d’entamer des mesures pour changer ce qui s’y trouve. J’ai observé Lost Valley pendant 10 ans, d’abord lors de mes visites, puis en tant qu’étudiante, puis comme professeur de permaculture invitée et enfin dans le rôle de directrice exécutive. Je vois la succession des systèmes de gouvernance à Lost Valley comme une progression naturelle de ce que les adeptes de la dynamique en spirale appellent le vmeme vert vers le vmeme jaune.

La Lost Valley que j’ai découverte il y a 10 ans était un parfait exemple de vmeme vert. La communauté valorisait la coopération plutôt que la compétition, le processus plutôt que le produit, l’égalité dans la prise de décision et les démonstrations d’affection plutôt que le profit économique. Il y avait de nombreux aspects merveilleux à cette façon d’être. Il y avait des câlins et de l’empathie en abondance, les gens savaient comment se parler et se soutenir dans leurs sentiments. Ils se sentaient inclus et pouvaient participer dans les prises de décisions qui les concernaient. Les gens de Lost Valley vivaient de façon simple et frugale tout en aidant notre planète et en ayant des liens très proches les uns avec les autres.

Mais tout n’était pas tout rose dans ce style de vie. Les longues réunions qui menaient rarement à des décisions décourageaient les membres dans leurs initiatives et la poursuite de leurs rêves à Lost Valley. Le groupe dans son ensemble avait des difficultés à parvenir au consensus sur une proposition et tous ceux qui voulaient accomplir quelque chose partaient. D’autres sont partis parce que les décisions étaient médiocres : une personne qui n’y connaissait rien en prévention incendie avait autant de pouvoir de décision sur le sujet qu’un expert. Ces départs de membres qualifiés et compétents contribuèrent à la stagnation économique. La communauté parvenait à peine à joindre les deux bouts, les travaux de maintenance s’accumulaient à force d’être reportés et les membres de la communauté changeaient en permanence.

Il y a environ trois ans, Lost Valley a opéré une transition censée apporter les valeurs d’efficacité, d’aisance et d’excellence du vmeme jaune. Certaines personnes se sont levées lors d’une réunion et ont déclaré qu’elles allaient quitter la communauté si la structure de gouvernance basée sur le consensus n’était pas modifiée afin de donner plus de pouvoir à ceux qui avaient les compétences et des responsabilités engagées dans le maintien du volet économique de la communauté. Après en avoir discuté, la communauté a accepté les changements proposés et un nouveau comité de direction motivé et sans but lucratif a pris en charge la direction de la communauté, créant une structure de gouvernance hiérarchique. Le comité engagea un directeur exécutif et des managers pour réaliser le travail d’organisation de Lost Valley, y compris l’accueil de programmes éducatifs et de conférences sur la permaculture.

J’ai apprécié un grand nombre des changements engendrés par cette transition. Les réunions d’équipe avaient moins tendance à être déviées par l’exploration des sentiments d’une personne. L’organisation mit en place des systèmes de responsabilisation et répartit les tâches et les rôles, tandis que les managers apprirent à écrire et à gérer un budget. Ces changements permirent à la communauté d’aller de l’avant.

Mais tout ne fut pas tout rose dans cette transition, qui ramenait la communauté vers un vmeme orange, qui favorisait la prise de décision hiérarchique plutôt que le processus, et le profit plutôt que les objectifs centrés vers le cœur. Les volontaires et les employés avaient peur de parler ouvertement à leur supérieur hiérarchique, craignant qu’on leur demande de partir. Les managers prenaient des décisions autonomes sans le conseil ni les connaissances de ceux qui étaient affectés par ces décisions. Les rumeurs et les ressentiments apparurent. Le moral de la communauté était bas, ce qui affecta négativement l’expérience de nos étudiants en plus de ceux qui vivaient là. En septembre 2010, le président du comité informa la communauté qu’elle allait manquer de fonds d’ici décembre et que contrairement aux défis similaires des années précédentes, personne n’avait l’énergie ou les idées pour emprunter des fonds nous permettant de tenir pendant l’hiver.

Lorsque j’entendis cette nouvelle, j’ai pensé à toutes les personnes qui avaient profité et contribué à la mission de Lost Valley et à toutes celles qui auraient aimé pouvoir le faire. J’étais triste en pensant que le mouvement écologique de notre planète pouvait perdre ce terrain qui nous permettait de vivre en collectivité, d’accueillir des programmes et des conférences éducatifs, et même de construire plus de maisons dans un écovillage plutôt que dans un lotissement. Sauver Lost Valley, en tant qu’association à but non lucratif dédiée à l’éducation à l’environnement me semblait être un projet à la fois faisable et suffisamment stimulant pour être intéressant. Je me suis donc proposée pour investir des fonds et d’autres formes d’énergie qui permettraient de maintenir Lost Valley à flot et j’invitais d’autres personnes à se joindre à ce projet. Notre défi était de comprendre ce que nous pouvions faire pour aider Lost Valley à finaliser sa transition vers le vmeme jaune, et ainsi devenir un lieu à la fois joyeux et efficace.

Des solutions petites et lentes

À ce stade, le principe de permaculture « d’utiliser des solutions petites et lentes » nous fut d’une grande aide. Appliqué à nos maisons, par exemple, ce principe suggère que l’on fasse des changements en partant du seuil de notre porte avant de mettre en place petit à petit les éléments plus durables de notre projet en fonction de notre temps et de notre argent. Je me suis rendu compte que Lost Valley était un microcosme où se jouaient tous les défis du monde. Peut-être que je pouvais aider à résoudre ces problèmes, peut-être pas. Une citation d’un livre d’Eckart Tolle me conforta devant le voyage qui m’attendait : « Ce qui est né de la tranquillité engendrera le bien. » Ça n’aurait servi à rien de laisser tomber mes pratiques de méditation et de jogging qui m’aidaient à évacuer l’anxiété de la situation dans laquelle nous étions. Je pouvais y aller lentement, un pas à la fois, en pratiquant le non-attachement aux résultats, et en me contentant de faire de mon mieux.

De ce constat est née une « Équipe d’Actions Positives » à Lost Valley. Les sept membres de cette équipe étaient les gens dont j’étais la plus proche à l’époque. Nous nous sommes chacun choisi une petite action à mettre en place de façon unilatérale à Lost Valley. Une personne décida de dire aux gens qu’elle rencontrait dans la journée ce qu’elle appréciait sur eux. Une autre décida de nettoyer des choses qu’elle n’avait pas salies elle-même. Une autre décida de construire de superbes autels à partir d’objets naturels. Ces petites actions individuelles ont eu un effet rapide sur le moral de la communauté. Nous nous sentions plus connectés et plus heureux dès la première semaine de cette expérience. Au bout de deux semaines, il était clair que d’autres qui n’étaient pas encore des nôtres se sentaient mieux aussi.

L’étape suivante était d’étudier et de pratiquer la sociocratie, un système de gouvernance basée sur la notion de cercles de prise de décision interconnectés contenant chacun un petit groupe de personnes. Le fait de se retrouver en petit groupe est plus intéressant qu’en grand groupe parce qu’il y a plus d’espace pour que chaque membre participe activement au fil de la conversation. Et les petits groupes de cinq ou dix personnes sont plus efficaces que des groupes plus grands pour prendre les bonnes décisions rapidement.

L’Équipe d’Actions Positives devint le premier cercle sociocratique de Lost Valley. Il allait bientôt donner naissance à d’autres cercles au-dessus et en dessous de lui dans la hiérarchie de gouvernance avant de finalement être dissout. Plutôt que de voir les cercles s’agrandir pour inclure de nouveaux membres, un nouveau cercle sociocratique est créé lorsqu’un cercle existant élit un représentant pour ouvrir un nouveau cercle dont la mission est de se concentrer sur un aspect particulier de l’organisation. Ce représentant devient la voix du groupe originel dans le nouveau groupe et est celui qui choisit les personnes qui doivent intégrer ce nouveau groupe. Le nouveau groupe élit ensuite un représentant qui ira dans le groupe de départ. Ces cercles ont désormais un « double lien », comme on le voit dans le diagramme de la structure de gouvernance actuelle de Lost Valley.

Par exemple, Colin, notre représentant du cercle d’intendance dans le cercle de communauté, partage les décisions que le cercle d’intendance a prises qui ont un impact sur la communauté. Justin, le représentant du cercle de la communauté dans le cercle d’intendance, informe le cercle d’intendance de ce qui se passe dans la communauté et se fait le porte-parole de la communauté. Cela permet à l’information d’être diffusée dans les deux sens de la hiérarchie, avec des gens des cercles inférieurs qui envoient des informations sur leurs propositions et leurs décisions vers les cercles supérieurs, et vice versa.

Appliquer l’autorégulation et accepter les retours

Ces doubles liens entre les cercles facilitent les retours évoqués dans le principe de permaculture disant « d’appliquer l’autorégulation et d’accepter les retours. » Un exemple de ce principe dans le monde visible est de placer son compteur électrique à l’entrée de la maison plutôt que derrière un buisson dans un coin sombre, loin de la maison. De cette façon, les habitants peuvent voir la quantité d’électricité utilisée lorsqu’ils sortent de chez eux et peuvent répondre à ce retour en régulant le nombre d’objets qu’ils laissent branchés.

Un exemple sociocratique de retour a été quand quelqu’un a informé le cercle de la communauté que certaines personnes étaient malades et que ça pouvait être dû à un problème dans l’eau du puits. Le cercle de la communauté a alors créé un cercle temporaire appelé « cercle de l’eau » dont la tâche était de faire des recherches sur le sujet et de revenir proposer une solution (1). Le cercle de l’eau est revenu présenter une suggestion d’action au cercle de communauté qui l’a assez appréciée pour la faire remonter au cercle d’intendance, qui l’a assez appréciée pour la faire remonter au comité de direction. Les membres du cercle de l’eau ont présenté leur idée dans chacun de ces cercles, et en l’espace d’à peine quelques semaines, le comité a approuvé le financement de leur suggestion.

Le principe « d’appliquer l’autorégulation et d’accepter les retours » est favorisé par la transparence, l’une des valeurs fondamentales de la sociocratie. La gouvernance sociocratique suppose une communication ouverte et honnête sur tous les sujets, des livres de comptes jusqu’aux sentiments que les gens ont les uns envers les autres. En ayant cette valeur à l’esprit, j’ai rencontré le président du comité alors que l’Équipe d’Actions Positives commençait seulement à réclamer l’accès aux informations économiques de Lost Valley afin de pouvoir élaborer des plans en connaissance de cause, au cas où la communauté se retrouvait privée de fonds.

La sociocratie encourage également les groupes à appliquer l’autorégulation et à accepter les retours en demandant trois étapes aux personnes chargées d’accomplir les tâches : planification, mise en place et évaluation. Avant d’élire quelqu’un pour lui confier une tâche, le cercle définit clairement la nature de cette tâche, établit les délais et les indicateurs d’évaluation des résultats. Les cercles sociocratiques sont formés de personnes ayant de l’expertise ou des intérêts forts dans la tâche en question, et on leur donne toute latitude créative pour qu’ils accomplissent leur tâche de la manière qu’ils considèrent la meilleure sans avoir à être supervisés en permanence par leur cercle supérieur. Cependant, le cercle supérieur peut intervenir si le cercle à qui il a confié la tâche dévie un peu trop ou ne réalise pas le travail en temps voulu. Lorsque les travaux ou les réunions sont terminés, on prend le temps d’évaluer à la fois le processus et le résultat afin que le groupe puisse apprendre à faire les choses mieux à l’avenir.

Les élections sociocratiques encouragent les gens à donner des retours positifs à chacun en demandant aux membres du cercle de parler ouvertement sur la raison qui fait qu’ils veulent élire une personne pour une tâche. L’Équipe d’Actions Positives a mis en place une élection socratique pour créer un cercle financier chargé d’en apprendre plus sur la situation économique de Lost Valley. Pour élire le représentant de l’Équipe d’Actions Positives dans ce cercle financier, chacun des membres a écrit sur un bout de papier son propre nom et le nom de la personne qu’il voulait pour diriger ce nouveau cercle. Ensuite, un facilitateur a demandé à chaque personne pourquoi elle avait choisi son candidat. Lors d’un second tour, les gens avaient la possibilité de modifier leur vote en fonction des raisons données par les autres. Le facilitateur a suggéré ensuite quelqu’un pour diriger le cercle (2) non pas strictement en fonction du nombre de votes, mais plutôt en fonction de la force des arguments, et a demandé à chacun s’il avait « une objection forte et argumentée » contre la personne suggérée. En d’autres termes, il faut avoir une bonne raison explicite pour empêcher l’élection de quelqu’un et pas simplement le fait de préférer quelqu’un d’autre. Une fois que quelqu’un est élu, on lui demande si il ou elle est prêt à accepter ce travail.

Cette méthode de nomination socratique ressemble au processus de prise de décision par consentement, mais la formulation « avez-vous une objection forte et argumentée » encourage même les personnes non entraînées à se servir de ce blocage à bon escient. Si quelqu’un a effectivement une objection, ou si la personne élue n’a pas envie d’accepter ce travail, alors le facilitateur suggère quelqu’un d’autre. Nous nous sommes aperçus dans la pratique que les objections étaient rares et qu’il était facile de les surmonter, et que la personne à qui on confie une tâche choisit généralement d’accepter. L’ambiance dans un groupe après des élections est souvent confiante et ouverte parce que nous avons pris le temps de dire les uns aux autres que nous les aimons et que nous les respectons. La personne qui doit créer un nouveau cercle et exécuter les tâches définies sait qu’elle est soutenue par le groupe et qu’elle peut agir avec une autorité méritée. De cette manière, la sociocratie est à la fois participative, puisque chaque personne dans un cercle a une voix égale dans la sélection de la personne qui doit faire le travail, et efficace puisque ceux qui sont élus pour une tâche ont le pouvoir d’agir.

Faire avec le changement, de façon créative

Ce principe de permaculture maintient toujours en éveil, à la recherche de ce qui va bien même dans les situations délicates. Les mouvements d’alimentation biologique et locale par exemple, sont des réponses créatives à la toxicité et à l’utilisation intensive de produits issus du pétrole pour faire pousser de la nourriture. La sociocratie porte également un autre nom, la gouvernance dynamique, parce qu’elle est particulièrement utile en période de changements rapides. L’année où nous avons formé le tout premier cercle socratique à Lost Valley, beaucoup de choses se sont améliorées à la fois dans notre moral, nos structures et dans notre qualité de vie. Alors que notre communauté s’était réduite à une poignée de personnes durant l’hiver, nous sommes maintenant 40 à vivre ici et plusieurs nouvelles entreprises sont là pour fournir des emplois. Nous avons rénové de nombreux bâtiments, nettoyé et décrassé les autres, et amélioré notre système d’approvisionnement en eau. Plusieurs familles envisagent de construire leur propre maison sur le terrain afin que nous ne soyons plus uniquement une communauté de locataires. Nos finances sont repassées dans le vert depuis le début de l’année, alors qu’en général l’hiver est la période où Lost Valley perd de l’argent. Je suis heureuse que les méthodes de gouvernance sociocratiques aient facilité ce progrès joyeux et efficace.

Posté le 7 décembre 2011 par Melanie Rios sur le site Fellowship for Intentional Community – http://www.ic.org/sociocracy/Pour en savoir plus, le site de Lost Valley : http://lostvalley.org/

1 Note du CFS : Les cercles peuvent créer un groupe de travail ad hoc pour examiner un problème et élaborer une proposition. Ces groupes ne sont pas des cercles à proprement parler, car ils ne prennent pas la décision finale.

2 Note du CFS : Il est également possible que le facilitateur pose la question au groupe : Qui a une proposition ? – valorisant l’initiative des membres.