Les nouvelles organisations en questions

Depuis quelques années, le sujet de la transformation de la gouvernance des organisations devient de plus en plus populaire. Le modèle standard dit « pyramidal » est fortement critiqué. Au sein du courant émergeant des nouvelles pratiques d’organisation, que la sociocratie apporte-t-elle de spécifique ?
Nous proposons quelques repères basés sur notre expérience et nos recherches, afin d’aider les personnes intéressées à y voir plus clair, pour faire les choix qui leur correspondent.

Pour le premier article de cette série, nous nous intéressons à définir ce qu’il y a derrière les termes de sociocratie et d’holacratie.

Un nom commun / une marque déposée

Le mot « sociocratie » appartient au domaine public depuis qu’il a été utilisé par Auguste Comte dans ses ouvrages de philosophie politique, dès 1851. (1)

Le mot « Holacracy » a été inventé et déposé en tant que marque par Brian Robertson, un entrepreneur américain, fondateur en 2007 de la société HolacracyOne. Sa traduction française « holacratie » en découle.

 

Un domaine de connaissances suscitant différentes applications

Le terme « sociocratie » a été réutilisé par le psychopédagogue hollandais Kees Boeke dans son sens étymologique : du latin socius « compagnon, associé, allié » et du grec krátos « pouvoir, puissance, force ».

Au delà du pouvoir de la majorité, il annonce : « Cela devra être une vraie démocratie collective, une organisation de la communauté par la communauté elle-même. » Et il mentionne comme une preuve de la validité pratique de ce concept la méthode d’auto-gouvernement pratiquée par les Quakers. (2)

Aux Pays-Bas, sur la base de son expérience entrepreneuriale et de ses travaux de recherche, Gerard Endenburg, qui a été élève de Kees Boeke, a formalisé dans les années 1970 la Méthode sociocratique de gouvernance (3), aussi appelée « Gouvernance dynamique » aux états-Unis. (4)

Le Centre Sociocratique de Hollande fondé par Endenburg en a donné la définition suivante : « Méthode d’organisation basée sur l’équivalence dans la prise de décision par le biais du principe de consentement. » et la Sociocratie comme étant la « forme organisationnelle » qui en résulte. (5)

Il est important de bien comprendre que cette méthode résulte de l’intention de transférer dans le cadre des organisations un mode de pensée, une théorie systémique de l’activité humaine – tout comme le terme « informatique » recouvre à la fois une science et les productions basées sur ces principes.

Au sens large, la sociocratie peut ainsi être vue comme un domaine de pratiques et de connaissances se référant à l’exercice direct du pouvoir par des personnes reliées les unes avec les autres autour d’intentions communes – les travaux d’Endenburg y ont apporté une contribution importante, mais cela reste ouvert et en évolution.

Dans le domaine de la sociocratie aussi, il est normal qu’une diversité d’applications voient le jour. C’est pourquoi on peut légitimement parler de « sociocraties », comme le font des chercheurs (6) s’intéressant à des organisations partageant le pouvoir entre leurs membres de diverses manières. On parle bien de « démocraties », au pluriel, pour décrire des institutions politiques ayant de nombreuses variantes.
De ce point de vue, les pratiques d’organisation diffusées sous le terme « holacratie » représentent un courant parmi toutes les « sociocraties ».

 

Des pratiques ayant une origine commune… aux Pays-Bas

Dans la suite de cet article, nous parlerons plus spécifiquement de la méthode sociocratique d’Endenburg comparée aux pratiques regroupées sous le terme d’holacratie.

Dans son livre à succès Reinventing Organizations, Frédéric Laloux fait état des résultats de la recherche qu’il a menée dans le monde auprès d’un échantillon d’entreprises ayant développé un fonctionnement interne innovant et efficace. Et parmi ces entreprises, HolacracyOne, la société de services fondée par B. Robertson pour diffuser son produit, Holacracy ®. Laloux cite le témoignage de Robertson à propos de la société de logiciels informatiques qu’il avait créée et dans laquelle il a d’abord expérimenté différents outils d’organisation, et notamment ceux de la méthode sociocratique. Il s’est en effet formé auprès de John Buck (7) et a bénéficié de son soutien. John Buck avait lui-même étudié la sociocratie auprès d’Endenburg et de ses collaborateurs, et continue à la promouvoir aux U.S.A. Concernant certains acteurs de la diffusion d’Holacracy en France, on retrouve un itinéraire comparable. (8)

Pour Laloux, « là où Holacracy va plus loin que les autres entreprises [étudiées dans le livre], c’est dans l’élégance du processus de définition des rôles. » S’ensuit une description qui correspond exactement à la manière dont un cercle sociocratique prend une décision sans objections… (p. 176-177) Plus loin, la description de la structure d’organisation en « équipes emboîtées », préconisée par l’holacratie (p. 441-443), pourrait être littéralement appliquée à une organisation sociocratique.

Alors pourquoi Laloux attribue-t-il ces pratiques à l’holacratie, qu’il présente comme une « forme d’autogouvernance inventée par Ternary Software, de Philadelphie » ? Nous voyons 2 explications possibles :

  • Dans sa recherche, il ne s’est pas documenté sur la sociocratie, donc il n’a pas pu remarquer qu’il s’agissait dans le fond de la même chose, ou plutôt d’un produit dérivé.
  • Et dans son enquête au sujet de Holacracy ®, il a été confronté à des discours d’auto-promotion de cette marque, occultant délibérément les sources de ces pratiques.

Sociocratie / Holacratie : simplement un emballage différent ?

Sur le site holacracy.org, l’origine de la méthode fait référence aux expérimentations menées par Robertson au sein de Ternary Software depuis 2001. Puis en 2007, avec un nouvel associé, ils fondent la société HolacracyOne pour « poursuivre le développement de l’Holacratie et la ‘packager’ pour son utilisation par d’autres organisations » (9).

Un effort important semble en effet avoir été consacré au marketing, ce qui leur a permis de diffuser ce produit de manière rapide dans le monde des entreprises, en jouant sur l’attrait pour la nouveauté, l’univers des start-up et des nouvelles technologies (pratiques de développement logiciel dites « agiles »).

Selon Sharon Villines, co-auteur avec John Buck de « We the people : Consenting To A Deeper Democracy », Robertson n’aurait pas pris le risque de déposer une demande de brevet sur l’holacratie parce qu’il était facile de démontrer que les processus utilisés ne sont pas de son invention. (10)

Derrière le vocabulaire de l’Holacratie qui peut faire croire à des idées nouvelles, on trouve des notions qui se disent en sociocratie avec des mots simples, souvent déjà utilisés dans les organisations, et qui sont explicités dans les normes sociocratiques éditées par le Centre Sociocratique Néerlandais :

Holacratie Sociocratie
« raison d’être de l’organisation » sa vision, sa mission, et ses buts
« réunions de gouvernance » réunions ou rencontres de cercle
« réunions opérationnelles » réunions dédiées à la mise en œuvre (il peut exister des termes propres à chaque organisation ou équipe)
« rôles » missions, responsabilités, mandats
« Processer les Redevabilités » organiser et accomplir ses buts, tâches, objectifs
« les cercles » Le cercle sociocratique est l’instance dans laquelle un « groupe d’individus détermine ses politiques en suivant la méthode sociocratique pour la réalisation d’un objectif commun ».

 

Une réelle divergence au niveau des intentions

Sociocratie

« La méthode sociocratique est une méthode qui indique les conditions primordiales à la création de structures tout en laissant ses utilisateurs libres de remplir les détails. Ce qui veut dire qu’il s’agit d’une méthode « vide ». » (5)

Mais cela ne signifie pas qu’elle est vide de valeurs ou d’intentions. Le postulat sous-jacent est une confiance dans la capacité naturelle des êtres humains à s’auto-organiser, selon les mêmes principes qui régissent l’ensemble des systèmes vivants. Toutefois, cette capacité est entravée si l’une ou l’autre des composantes d’une organisation peut prendre le pouvoir sur les autres (11). Il s’agit donc d’identifier comment restaurer des conditions favorables à cette auto-organisation, ce que l’on peut résumer en un mot : l’équivalence.

L’intention de la méthode sociocratique est donc de définir les conditions nécessaires et suffisantes au maintien de cette équivalence – et pour l’ensemble des autres modalités de fonctionnement collectif, de permettre aux personnes de contribuer à créer et faire évoluer au fur et à mesure les manières de travailler ensemble dans leurs organisations – en s’inspirant si besoin d’autres approches complémentaires de leur choix.

Les utilisateurs de la méthode sociocratique sont donc libres et responsables à 100 % de ce qu’ils en font et des résultats qu’ils obtiennent. Ce n’est pas toujours confortable ! Toutefois il existe des organisations qui fonctionnent sur la base de cette méthode depuis plus de 40 ans.

Holacratie

A contrario, Holacracy ® est présenté comme « un système d’exploitation complet » pour les organisations. L’ensemble est formalisé dans la « Constitution Holacracy ». Puis vous avez le choix d’installer en plus des « applications » répondant à certains besoins spécifiques. Cette promesse de « clé en main » peut rassurer de prime abord : ils ont pensé à tout, il n’y a qu’à appliquer la méthode et tout ira bien (en plus, on paye cher un consultant certifié, alors…).

Mais cela signifie que l’on fait, en partie, dépendre de ce système prescriptif notre pouvoir collectif d’auto-organisation. Par exemple, la méthode sociocratique n’explique pas comment animer des réunions de suivi opérationnel. Avec l’Holacratie, il n’y a qu’une seule bonne manière de le faire. Ce document de « constitution » est plein d’autres exemples de procédures rigides, qui sont incompatibles avec la liberté de l’utilisateur permise par la méthode sociocratique.

Ces procédures limitent à terme les capacités de l’organisation à répondre d’une manière créative aux nouveaux défis qui apparaissent dans son fonctionnement interne – sauf à accepter alors de faire son propre chemin et ne plus se définir comme une organisation holacratique.

Et lorsque les promesses de la méthode se heurtent aux difficultés de la réalité, n’y aurait-il pas un risque à chercher les responsables des dysfonctionnements : des individus boucs-émissaires jugés  »trop dans l’ego »,  »trop assistés », … ?

Vous êtes consultant ? Marre de payer des royalties ? Pourquoi ne pas faire avec Holacracy ® ce que Robertson a fait avec la méthode sociocratique ? Ajoutez-y quelques ingrédients « manquants » de votre spécialité, trouvez un nouveau nom pour vous démarquer de la concurrence et proposez à vos clients un système « plus complet » encore, qui upgrade les bugs qu’on trouve dans Holacracy ® ! Sans blague, cela existe déjà ! Nous avons ainsi récemment entendu parler de la « Sophocratie » (12). Quel sera le nom du prochain ?

 

Quelles visions de l’Homme ?

D’après ce que nous avons pu lire ou qui nous a été rapporté par des personnes qui ont suivi des formations à l’Holacratie, il semble que dans ce modèle, les personnes ne comptent pas en tant que telles, qu’on s’intéresse seulement à ce qu’elles font pour servir la raison d’être de l’organisation : leurs rôles et redevabilités ?

Cette impression générale semble se confirmer à la lecture de ce que la Constitution de l’Holacracy (3.0) (13) définit de façon très détaillée comme critères de validité d’une objection, dans le cadre d’une réunion de cercle. En résumé et en clair, une objection est valide si elle exprime un argument montrant que la décision aurait pour conséquence une dégradation de la capacité présente du cercle à atteindre sa mission ; ou bien que la décision serait une transgression des règles de fonctionnement en vigueur.

Ces critères semblent donc exclure toute objection qui relèverait d’une limite de tolérance perçue subjectivement par l’un des membres du cercle – ce qu’Endeburg désigne par « objection d’importance capitale » (14), que l’on exprime familièrement par l’expression « je ne pourrai pas vivre avec » ou plus justement en disant « je ne serai pas en mesure d’assumer les conséquences de cette décision ».

Dans un cercle sociocratique, l’animateur ne cherche pas à trancher si l’objection exprimée est valide ou non : il aide la personne à expliciter ce qu’elle a à dire et incite le groupe à essayer de le comprendre. Cela permet de faire la distinction chemin faisant entre une objection et une simple préférence, à laquelle il est plus facile de renoncer si on a le sentiment d’avoir été entendu.

En tout cas, il est clair pour nous que dans une organisation sociocratique, c’est l’humain dans sa complexité qui prime sur toute technique : les personnes sont aussi des systèmes vivants qui s’auto-organisent ! Elles ont des besoins, des limites et sont considérées à équivalence (ni inférieure, ni supérieure) non seulement entre elles, mais aussi par rapport à l’organisation, ce système plus large auquel elles participent.

Vos commentaires au sujet de cet article sont les bienvenus ci-dessous.

Thomas Marshall

au nom du cercle de direction du Centre Français de Sociocratie

 

Pour nous écrire

 

Notes

1- A. Comte – Système de politique positive en 4 tomes (1851-1854) ; Catéchisme positiviste (1852)… Pour en savoir plus : http://fr.wikipedia.org/wiki/Auguste%20Comte

2- K. Boeke – Sociocracy ; Democracy as it might be (mai 1945)

3- Le terme utilisé en anglais est « sociocratic circle organization method ».

4- L’ouvrage de référence de Gerard Endenburg a été publié initialement aux Pays-Bas en 1981 sous le titre Sociocratie, avant d’être ultérieurement traduit en anglais.

5- « La méthode sociocratique : Termes et définitions – Norme sociocratique SCN 500 » ; Stichting Sociocratisch Centrum (2005).

6- Journée d’étude « Décision et Sociocraties » le 11 juin 2018 à l’IAE de Paris : http://www.fnege.org/actualites/1346/journee-d-etude-decision-et-sociocraties

7- « Holacracy and Sociocracy », article de Sharon Villines : http://www.sociocracy.info/holacracy-sociocracy/

8- Bernard-Marie Chiquet a fait partie du premier groupe de français qui se sont formés à la sociocratie avec les Canadiens de Sociogest. Consultant et formateur, M. Chiquet a commencé à développer des activités sur la sociocratie. Ultérieurement il est entré en lien avec HolacracyOne et son entreprise a été l’une des premières en France à être labellisée pour vendre des services de formation et conseil en holacratie.

9- « In early 2007, the experimentation shifted from Ternary to HolacracyOne, a new organization formed by Robertson and entrepreneur Tom Thomison to further mature Holacracy and package it for use by other organizations. »

10- Voir dans la réponse de Sharon Villines à un commentaire sous l’article mentionné dans la note 7.

11- La sociocratie – les forces créatives de l’auto-organisation, Par John A. Buck et Gerard Endenburg. Traduction française Gilles Charest. Texte révisé en 2004

12- Interview de Christine Guinebretière, co-fondatrice de l’agence « integrale vision »
https://www.intereliance.com/actualit%C3%A9s/articles/sophocratie/

13- Constitution Holacracy, page 10 et 11: https://igipartners.com/sites/default/files/igipartners-constitution-3.0.pdf

14- « Paramount objection » en anglais