Je présente ici la démarche de création d’un processus d’agrément du Centre Français de Sociocratie, engagée depuis le début 2020. Je raconte comment le travail en cercle soutient la créativité collective, à travers l’émergence d’un référentiel éthique partagé.

Au Centre Français de Sociocratie (créé en 2010), nous avons fait le constat ces dernières années d’un intérêt grandissant pour l’expérimentation de nouvelles formes d’organisation et de gouvernance dites « libérées », « partagées », « opales », « organiques », etc. Certaines pratiques issues de la méthode sociocratique sont reprises et diffusées, parfois sous un autre nom, et dans une autre perspective. Il me semble que des enjeux de concurrence entre « marques » se mêlent à des démarches sincères d’innovation sociale. Si bien qu’il est difficile pour les personnes intéressées de comprendre qui fait quoi exactement et quelles sont les différences entre toutes ces propositions, notamment en termes de fiabilité et d’éthique.

1. Les intentions de l’agrément du Centre Français de Sociocratie

C’est pourquoi nous avons décidé de créer un dispositif d’agrément pour les praticiens français, afin d’offrir à tous plus de lisibilité :
• sur les spécificités de la méthode sociocratique de gouvernance,
• sur les aptitudes des praticiens qui l’utilisent à titre professionnel.

Il s’agit également d’accompagner les candidat-e-s dans une intégration rigoureuse des principes sociocratiques, dans la perspective d’agréments identifiant des champs d’expertise (facilitateur, formateur, dirigeant, consultant) et des critères d’évaluation.

La réalisation de ces 2 missions est confiée à un Cercle Agrément, composé de 7 membres du Centre Français de Sociocratie, désormais rejoints par 3 autres dont nous avons accepté la candidature.

L’auto-organisation de ce cercle s’avère très dynamique et fructueuse, à la fois pour soutenir la montée en compétence des participants, et pour la production de référentiels communs. En moins d’1 an, 14 réunions en vidéo-conférence ont eu lieu, animées de façon sociocratique, qui ont permis de prendre de nombreuses décisions par consentement et aussi d’échanger sur des questions de fond relatives à la transmission et à la mise en œuvre de la gouvernance sociocratique.

2. Les défis de l’accompagnement vers une gouvernance sociocratique

Ainsi se renforce une communauté de pairs qui cherche à réinventer, non pas la méthode sociocratique, mais les stratégies de son intégration personnelle et collective. Nous sommes en effet dans un contexte social français bien différent de celui des Pays-Bas où cette méthode est née et a été développée depuis 50 ans. 1

Et les défis de cette intégration sont nombreux ! Cette méthode conduit en effet à un changement de paradigme social considérable : rien de moins que l’instauration dans les organisations d’un mode d’exercice du pouvoir fondé sur l’équivalence, en lieu et place de la subordination ; et ceci sans pour autant se priver de structures fonctionnelles qui permettent la coordination efficiente des efforts d’un grand nombre de personnes en vue d’atteindre des buts communs.

Cette phase de changement est insécurisante, c’est pourquoi la qualité de l’accompagnement revêt une importance particulière. Et je ne crois pas qu’on puisse garantir la qualité de ce type d’intervention par un système reprenant des modèles de contrôle administratif ou industriel. Il s’agit en effet pour les praticiens de travailler sur des systèmes humains dynamiques et non mécaniques, standardisés. 2

Le dispositif d’agrément lui-même doit donc être porté par un processus collectif ancré dans le réel et apte à évoluer de façon dynamique. Dans ce cadre, les praticiens doivent donc à la fois :
• pouvoir s’appuyer sur une communauté de pairs pour recevoir du soutien,
• pouvoir prendre part de façon effective à la définition des normes et règles collectives de cette communauté.

Dans la phase actuelle de construction de notre dispositif, l’ensemble des candidat-e-s à l’agrément pourra prendre part au processus d’évaluation et de reconnaissance des aptitudes de leurs pairs, à travers les décisions prises par consentement dans le Cercle Agrément. Nous ne faisons pas de plan de développement sur 5 ans : nous construisons de façon organique au fur et à mesure que les besoins sont identifiés et que des réponses émergent grâce au fonctionnement du cercle et au travail de ses membres.

3. L’écriture d’un cadre éthique pour les praticiens agréés

A titre d’illustration de ce processus de créativité et d’intelligence collective qui mêle le formel et l’informel, je partage ici un travail en cours sur la question des engagements éthiques et déontologiques des praticiens.

– Deux membres du Cercle Communication Externe relèvent sur le site un texte de 2010 au sujet des valeurs de l’association et réfléchissent à des propositions pour sa mise à jour. Le sujet allant au-delà du périmètre de ce cercle, les propositions sont transmises par son responsable au sein du cercle de direction. Le sujet reste en suspens pendant quelques mois.

– Par ailleurs, au fil des mois, des réflexions éthiques ont été partagées ponctuellement au détour de diverses questions amenées à l’ordre du jour du Cercle Agrément.

– A l’occasion d’un bilan dans ce cercle sur la mise en place des binômes de supervision 3 , je partage avoir été inspiré en lisant la charte de déontologie d’une psychothérapeute, ce type de point de repère me semblant également utile pour une pratique professionnelle de la méthode sociocratique. Dans la suite du tour de parole, plusieurs membres du cercle expriment leur intérêt pour cette idée. L’un propose de partager des documents de ce type à titre d’exemple. J’annonce ma décision d’ouvrir dans l’espace collaboratif du cercle un fil de messages pour y partager ces documents et les réflexions qui émergeront à ce sujet.
(NB : Ceci est un exemple de décision faisant partie du périmètre d’autonomie de chacun des membres du cercle, qui ne requiert donc pas une autorisation particulière du cercle.)

– L’ouverture du sujet dans le cercle me rend dès lors plus attentif à cette question, lorsque je réfléchis avec Pierre Tavernier et d’autres membres sur son article à propos de la gouvernance partagée ; ou encore suite à un entretien avec un membre actif de l’association qui présente sa candidature pour entrer dans le Cercle Agrément. Je trouve alors l’inspiration d’écrire 4 paragraphes.

– Je discute avec Richard, le responsable du Cercle Communication Externe de la suite à donner sur la proposition concernant les valeurs de l’association. Nous formulons une nouvelle proposition pour le cercle de direction, qui est adoptée : elle prévoit que le sujet des valeurs soit abordé par chacun des cercles en lien avec sa mission particulière ; et notamment pour le Cercle Agrément à travers le chantier de l’écriture d’une charte d’éthique et de déontologie des praticiens.

– J’informe les membres de cette décision via la conversation ouverte sur le forum, et j’y publie mon petit texte, afin qu’ils puissent en prendre connaissance avant la réunion suivante où je l’ai mis à l’ordre du jour :

– Liberté de conscience : La méthode sociocratique de gouvernance que promeut le CFS ne suppose l’adhésion à aucune idéologie.

– Honnêteté intellectuelle : L’association et ses membres s’efforcent d’être honnêtes dans leur présentation de la sociocratie en citant leurs sources (soit des formateurs, soit des documents) et en distinguant de façon explicite leurs positions personnelles par rapport aux références communes.

– Démarche scientifique : La sociocratie est un domaine de connaissances et de pratiques, rattaché aux sciences humaines et sociales et en particulier au domaine du management des organisations. Le CFS ne défend aucune position dogmatique en rapport avec la sociocratie ou tout autre sujet connexe. Le CFS souhaite contribuer à l’avancement des recherches et est ouvert au regard critique d’autres chercheurs.

– Apprentissage expérientiel : L’apprentissage de la méthode de gouvernance sociocratique va au-delà de la connaissance verbale de ses concepts de base. Il suppose une appropriation personnelle par l’expérience, dans le cadre d’un projet collectif réel (et pas seulement en groupe de formation) et en s’appuyant sur des ressources facilitant des prises de conscience basées sur le vécu (lectures, supervision individuelle et/ou intervision en groupe).

– Je présente ma proposition comme constituant de premières briques soumises à l’adoption du cercle, dans la perspective d’une écriture progressive d’une charte complète de déontologie, chacun-e pouvant y apporter d’autres éléments.
Les tours de parole dans le cercle permettent d’exprimer à la fois des avis enthousiastes et des réactions plus nuancées questionnant le sens de tel ou tel terme (« idéologie »), des points manquants pour avoir une charte, ou encore le flou sur les effets concrets de cette décision.
Je précise que ce texte resterait pour le moment à usage interne et j’explicite un autre point que je ne suis pas encore parvenu à clarifier suffisamment pour le formuler.
Finalement, un autre membre apporte un amendement à la proposition, pour que ce texte puisse dès maintenant être partagé sur le site de l’association.
Une objection est exprimée, puis levée en précisant que ces 4 points devront être explicitement présentés comme une étape dans la rédaction d’un document plus complet, et qui bien sûr restera évolutif à travers de futures décision du Cercle Agrément.

En conclusion de cet article, je suis heureux que cette décision m’ait donné l’occasion de publier pour la première fois un texte de présentation de notre travail dans le Cercle Agrément du Centre Français de Sociocratie :
• en exprimant les intentions et des enjeux sous-jacents à ce projet,
• mais aussi en donnant un témoignage de la manière dont l’utilisation de la méthode sociocratique comme cadre collectif de son développement est vraiment au service d’une construction commune.

En effet, je crois que toute éthique ne peut s’incarner véritablement dans les comportements humains que si sont pensés et mis en œuvre des formes d’organisation et de régulation sociale cohérentes avec les principes défendus. Et pour cela, la méthode sociocratique de gouvernance est une ressource pragmatique et puissante !

Je serai aussi intéressé de lire vos commentaires sur l’ébauche de notre charte !

Thomas Marshall

Responsable exécutif du Cercle Agrément

Notes

1 Comme en témoignent les travaux de la sociologue Jacqueline de Bony :
– de Bony, J. (2007). Le consensus aux Pays-Bas : Autonomie individuelle et coopération. Revue française de gestion, no 170(1), 45-58. https://doi.org/10.3166/rfg.170.45-58

– de Bony, J. (2008). « Culture et gestion aux Pays-Bas : les singularités du consensus », dans Eduardo Davel, Jean-Pierre Dupuis, et Jean-François Chanlat (dir.), Gestion en contexte interculturel : approches, problématiques,
pratiques et plongées
, Québec, Presses de l’Université Laval et Télé-université (UQAM).

2 Dans un autre domaine, celui des professions de santé, il semble que les institutions professionnelles et autorités administratives, lorsqu’elles réduisent le soin à l’application de protocoles imposés, se révèlent structurellement incapables de favoriser la santé de tous – les processus vivants étant par définition de nature dynamique. Ainsi, face à l’épidémie inconnue de COVID-19, je ne m’étonne pas d’avoir entendu des témoignages de professionnels qui ont trouvé des solutions grâce à l’auto-organisation d’une communauté de pairs, échangeant leurs observations, hypothèses et résultats cliniques (médecins généralistes, anesthésistes-réanimateurs…).

3 Chaque membre expérimente avec 2 autres candidat-e-s des binômes dans lequel il ou elle se trouve soit dans le rôle de superviseur-e, soit dans le rôle de supervisé-e. C’est un autre espace relationnel dans lequel on peut faire l’expérience du pouvoir fondé sur l’équivalence, au service du développement de chaque personne, puisque les 2 positions peuvent être source d’apprentissage.

Thomas Marshall

Responsable du Cercle de gestion du dispositif d’agrément